« Cheri m geri » : Douce ironie de la consommation du deuil amoureux !

« Cheri m geri… jodi a m ka souri. Mèsi bondye mwen rejwenn gou lavi ! » Est-ce là le discours d’un cœur vraiment apaisé, ou celui d’une plaie qui a simplement appris à se taire ?
Paru sur l’album Evolution en 2010, avec Cheri m geri, Kreyol La signe l’un des textes les plus lucides de la musique haïtienne récente sur la question de la rupture. Pas la rupture dramatique, pas celle qu’on pleure à grands sanglots, mais cette blessure plus sourde : celle d’un amour sans réciprocité, d’une passion qui s’éteint seule, sans fracas.
Le narrateur ne pleure plus, il ne s’accroche plus. Il déclare, presque avec fierté, qu’il a tourné la page. Mais derrière chaque mot, on sent encore la trace du combat intérieur : celui qu’on mène contre soi-même pour ne plus ressentir. Cheri m geri n’est pas la célébration d’une victoire sur l’amour meutri, c’est la mise en scène du moment où l’on essaie d’y croire. Dire « mwen geri » devient ici un acte performatif, une manière de se réécrire soi-même après la perte, comme si la parole pouvait devancer le cœur.
Kreyol La aborde avec justesse le paradoxe du mwen geri . Cette phrase qu’on répète pour s’en convaincre, alors que le cœur, lui, continue de saigner en silence. Le chanteur affirme qu’il n’aime plus, qu’il ne souffre plus, mais chaque note trahit un souvenir, chaque respiration garde la mémoire d’un attachement qu’on voudrait effacer. C’est tout l’art de la chanson : transformer la douleur en affirmation, non pas nier la peine, mais la reformuler pour reprendre le contrôle. Cette déclaration du deuil consommé, ici, ne décrit pas un état, c’est une tentative de renaissance.
La chanson évoque un amour déséquilibré : un homme qui s’attache à une femme indifférente, sous le regard moqueur de ses amis. Il a aimé seul, profondément, obstinément. Et le jour où il se dit qu’il n’aime plus, il ne célèbre pas une délivrance. Il constate simplement qu’il n’a plus mal. Ou du moins, c’est ce qu’il croit. Aurait-il confondu le silence du souffrant et la paix du coeur guérit ? L’auteur évoque une guérison sans éclat, presque discrète, mais sincère. Ce titre de la bande à Tjo Zenny est une reflexion sur la dignité après la dépendance, sur cette frontière floue entre l’oubli et la résilience. Car guérir, parfois, ce n’est pas cesser d’aimer : c’est cesser de vouloir être aimé.
Sur le plan musical, Kreyol La enveloppe ce texte d’une instrumentation chaude et fluide. Le rythme et la mélodie entrainent chacun sur la piste, sans se soucier des paroles. Comme si la mélodie venait consoler les mots eux-mêmes. Cette douceur contraste avec la gravité du propos, et c’est là toute la force du morceau : chanter la douleur sur le ton du soulagement. Cheri m geri est une chanson qui fait danser le chagrin sans jamais le travestir, un espace où la blessure trouve une forme de beauté.
Dans le répertoire haïtien, rares sont les chansons qui traitent de la guérison amoureuse avec autant de finesse. Pas comme une victoire, mais comme une question. Pas comme un cri, mais comme un murmure. Cette proposition est peut-être l’un des plus beaux textes de Kreyol La, un morceau qui touche parce qu’il ne prétend pas raconter la virilité : il montre simplement le geste fragile de celui qui essaie de sourire après la tempête. Mais, au final, n’est-ce pas nous, que nous aimons dans l’idée d’aimer l’autre ?
Ricardo Tcardo Nicolas



