Portrait : Woodly Caymitte dit Filipo, la sculpture comme outil pour forger le monde !

Il sculpte là où le monde détourne les yeux. Woodly Caymitte, « Filipo », fait de la sculpture un geste politique : réveiller la mémoire, dénoncer l’injustice, refuser l’oubli. Du buste de George Floyd aux figures muettes de la souffrance contemporaine, son œuvre répare, accuse et élève. Entre Haïti, l’Europe et les États-Unis, Filipo impose une sculpture de combat, qui met le fer, le bronze et la résine au service de la dignité humaine. La section culturelle de la RTVC propose à son lectorat ce portrait de l’un des meilleurs sculpteurs haïtiens contemporains.
RTVC – Quel nom préfères-tu qu’on utilise pour cet article ? (Woodly Caymitte, Filipo, ou autre ?)
Woodly Caymitte Filipo – Je préfère Woodly Caymitte dit Filipo. Parce que je suis les trois.
RTVC – Quel moment précis t’a fait comprendre que tu devais sculpter (ou « faire de l’art ») ? Une anecdote d’atelier, une rencontre ?
WCF – Un jour, mon professeur de sculpture Ludovic Booz de regretter memoire m’a surpris en train de pratiquer la céramique artistique. Il m’a regardé et m’a dit : Je ne vois pas un céramiste… je vois un sculpteur. Il ne voulait pas que je me limite à la céramique, car il percevait en moi une vocation plus grande, celle de la sculpture.
Je sais que la sculpture est devenue ma passion le jour où j’ai réalisé que, lorsque je crée, le temps n’existe plus. Au départ, je faisais de l’art pour m’amuser, sans véritable but. Mais un jour, c’est l’art qui m’a choisi.
Ma famille ne savait même pas que je sculptais, ni que j’étais inscrit dans une école d’art, jusqu’à ma deuxième année d’études.

RTVC – Tu as travaillé entre Haïti, la France et les États-Unis : comment ces différents contextes ont-ils transformé ta manière de penser la sculpture ?
WCF – En Haïti, j’étais le petit Filipo, celui qui nourrissait son âme de rêves, avec peu de moyens, mais beaucoup de passion. Certains me prenaient pour un fou, un jeune qui ne ferait jamais grand-chose, qui jouait dans la boue après des années d’études. Mais pour mes amis proches j’avais du talent.
Ailleurs, dans d’autres pays, j’ai grandi à travers les expériences. On m’a fait confiance sur de grands projets artistiques sans savoir de quelle famille je suis. Juste en découvrant mon travail via mon portfolio, et surtout, en comprenant ma vision.
RTVC – Tu as aussi réalisé un buste de George Floyd en mai 2020 et offert des œuvres à des institutions : comment choisis-tu les figures que tu veux honorer ou défendre par la sculpture ?
WCF – Mon art naît là où le silence fait mal. Il naît dans ces zones oubliées, dans ces douleurs qu’on cache, dans ces cris qu’on n’entend plus.
Quand j’ai vu la vidéo de George Floyd ce n’était pas un simple fait divers. C’était un appel, un miroir. J’ai senti ce souffle coupé entrer en moi. Ça aurait pu être moi. Ou un autre. Un frère. Un noir. Un humain. Alors j’ai sculpté, non pas un corps, mais une mémoire vivante, une figure de résistance, pour ne pas oublier — pour que l’injustice cesse d’être un spectacle passager.
Je ne choisis pas les sujets. C’est mon âme qui me parle. Et elle me pousse vers ce qui dérange, ce qu’on laisse dormir dans les tiroirs du monde : la souffrance des femmes et des enfants, les esclaves modernes, les oubliés, les handicapés, la voix muette de la nature qui s’effondre.

Mon travail est un pont. L’esthétique de la laideur. Entre l’invisible et le tangible. Entre la douleur et la beauté. Entre ce qui ne se dit pas… et ce qui doit se montrer. Je sculpte pour ceux qui n’ont pas de place, mais qui portent, en silence, le poids du monde.
RTVC – Tu as une façon particulière de travailler le bronze / la résine / le fer — peux-tu décrire une étape technique que tu considères essentielle dans ta pratique ? (pour les lecteurs qui aiment le concret)
WCF – Oui, chaque matériaux ses exigences et ses mystères. Travailler le bronze, par exemple, c’est une discipline rigoureuse, presque un rituel. Il faut passer par plusieurs étapes essentielles : le moulage, la cire perdue, le coulage à haute température, puis vient le temps de nettoyer, souder, et enfin patiner le métal pour lui donner sa texture et sa couleur finale. C’est un processus dur, parfois dangereux, mais profondément noble.
Avec la résine, je fais attention à la toxicité. Il existe des résines plus respectueuses de l’environnement, que je privilégie quand c’est possible.
Le fer, lui, m’ouvre à la transformation des métaux — aluminium, cuivre, bronze. Je dois le conformer, découper, souder, presque comme si je le forgeais à mon image.
Chaque matière a son langage, et moi je me tiens à l’écoute, prêt à le traduire en forme
RTVC – Tu as enseigné / partagé ton savoir, quelle importance a la transmission pour toi ? Qu’est-ce que tu cherches à transmettre ?
WCF – Transmettre, c’est faire vivre. C’est un acte fondamental, surtout dans un monde en constante mutation. À travers mon parcours, notamment à l’ENARTS (Haïti) ISA (Cuba), j’ai compris que le métier de sculpteur, pourtant millénaire, est en train de se perdre, souvent au profit de pratiques plus virtuelles ou immédiates.
Or, a sculpture est une école de la patience, de l’observation et du geste. Elle apprend à voir au-delà des apparences, à ressentir le volume, à dialoguer avec la matière. Elle relie l’humain à ses racines, à son corps, à son histoire. Dans mon enseignement, je cherche à réveiller ces capacités manuelles, à faire redécouvrir le pouvoir du toucher, de la forme, de la transformation. Mais surtout, je transmets une culture, un héritage celui des grands sculpteurs, des gestes anciens, des luttes humaines incarnées dans la matière.
Transmettre, pour moi, c’est aussi donner accès à une dignité par le savoir-faire, ouvrir des voies vers d’autres métiers ( design, art public, artisanat, restauration, scénographie.)
La sculpture n’est pas qu’un art : c’est une philosophie du concret

RTVC – Est-ce que tu considères ton travail comme un acte politique ? Si oui, comment tu navigues entre mémoire, commémoration et esthétique ?
WCF – Oui, je considère mon travail comme un acte politique. Pas au sens partisan, mais dans le sens profond du mot : agir sur la société, poser un regard, laisser une trace.
Ma sculpture parle des oubliés, des victimes sans voix, des héros invisibles. Elle interroge l’esclavage, la violence, l’injustice. Elle remet en lumière des mémoires qu’on tente souvent d’effacer. Je navigue entre mémoire, commémoration et esthétique en cherchant un équilibre : honorer le passé sans le figer, donner du sens à la forme, toucher les consciences sans détourner le regard. L’esthétique n’est pas là pour adoucir le message, mais pour le rendre visible, sensible, humain. Sculpter, pour moi, c’est redonner corps à ce qu’on ne voit plus.

RTVC – Sur quoi tu travailles maintenant ? Un projet que tu veux partager (expo, commande, résidence)
WCF – Sincèrement, je ne parle pas de mes projets sans que ce n’est pas a 89.9 pourcents au public.
RTVC – Si tu pouvais porter un message aux jeunes sculpteurs haïtiens, quel serait-il ?
WCF – La sculpture est un métier exigeant, parfois difficile mais profondément noble.
Il faut de l’amour, de la patience, de l’espace intérieur, et surtout de la passion.
Apprends à entrer en contact avec l’univers , la matière, à l’écouter, à la transformer. Pousse tes limites, ose aller là où on ne t’attend pas. Reste humble, toujours prêt à apprendre même de tes erreurs. Il y aura des moments de doute, de découragement. Quand cela arrive, sois encore plus motivé. Et surtout : reste toi-même. C’est ta singularité qui fera ta force.
Nanm
Propose recueillis par Ricardo Tcardo Nicolas





![[ID: OEidDdWFsxc] Youtube Automatic](https://www.radiotelecaraibes.com/wp-content/uploads/2025/03/id-oeidddwfsxc-youtube-automatic-236x133.jpg)

![Privé : [ID: DvaajkOiiQQ] Youtube Automatic](https://www.radiotelecaraibes.com/wp-content/uploads/2025/08/prive-id-dvaajkoiiqq-youtube-aut-236x133.jpg)
![[ID: HYlVE2-CTlo] Youtube Automatic](https://www.radiotelecaraibes.com/wp-content/uploads/2024/11/id-hylve2-ctlo-youtube-automatic-236x133.jpg)
