La plus belle préface du monde : celle que Christian Combaz n’a pas voulu écrire !

Livre de Gabrielle Vincent qui illustre la chanson Les Vieux de Jacques Brel.

Certains livres s’ouvrent pour leurs silences. Les Vieux, cette rencontre improbable entre Jacques Brel et Gabrielle Vincent, appartient à la postérité. Je vous introduis à un livre d’images et d’échos, un livre qu’on regarde plus qu’on ne lit, mais dont on ressort bouleversé, comme après une chanson de Brel. Et puis, au seuil du livre, il y a une préface. Une préface qui n’en est pas une. Une préface que son auteur, Christian Combaz, ne voulait pas écrire. Et c’est peut-être pour cela qu’elle est la plus belle que j’aie jamais lue.

Tout commence par un refus : « Madame, je n’écris jamais de préfaces. » Voilà comment Combaz entre en scène. D’un ton à la fois élégant et désinvolte, il confesse qu’il s’apprêtait à décliner la demande de l’éditeur — jusqu’à ce qu’il tombe sur les planches de Gabrielle Vincent. Alors, tout change. Les dessins, dit-il, l’ont arrêté, « parce qu’il y avait trouvé de la beauté, de la sagesse, du silence, un vrai dédain des effets et des modes. »
À cet instant précis, on comprend que l’écrivain n’écrira pas une préface : il écrira un aveu. Celui d’un homme ému, presque désarmé, devant un art qui ne cherche pas à séduire, mais à dire la vérité des êtres.

Et parut finalement l’événement-livre, en 1989, alors que la chanson de Brel voyait le jour vingt-six ans plus tôt. Écrite et interprétée par le Grand Jacques, insaisissable et intemporel, cette chanson est un immense succès mondial. Ce que pourtant peu de gens savent, c’est que le chanteur belge s’est inspiré de la dégradation de la santé de ses propres parents, « qui dormiront trop longtemps » en 1964. On comprendra, au final, qu’à chacun sa vieillesse : imprévisible, mystérieuse, s’installant un peu plus à chaque instant, chassant doucement la belle jeunesse.

Cette préface, c’est une leçon de regard. Combaz explique que, pour savoir dessiner comme Vincent, « il fallait savoir vivre. » Et cette phrase, à elle seule, pourrait résumer toute l’esthétique du livre. Gabrielle Vincent illustre Les Vieux sans chercher à enjoliver la vieillesse ni à la travestir. Elle l’observe, la comprend, la respecte. Elle en restitue la lenteur, la gravité, mais aussi la tendresse cachée sous les rides. Ce qu’elle donne à voir, c’est l’humanité dépouillée, celle qu’on évite souvent de regarder. Là où tant d’artistes fuient la laideur de la vieillesse, elle en révèle la dignité silencieuse.

Combaz, lui, rend hommage à cette pudeur. Il ne commente pas les dessins : il s’y reflète. Il dit qu’ils lui ont presque donné envie d’écrire un autre livre, tant ils éveillent la mémoire du temps qui passe. Et puis il lâche une phrase magnifique, presque métaphysique : « Au fond, il n’y a pas une vieille dame qui ne soit secrètement persuadée d’avoir encore dix ans. » Il touche ici quelque chose de vertigineux : cette idée que la vieillesse n’est pas une rupture, mais un pli du temps, un espace où la vie continue de battre — en silence.

Lire cette préface, c’est être invité à ralentir. À regarder à nouveau, comme si on n’avait jamais su voir. C’est comprendre que le dessin peut contenir de la philosophie, et qu’un refus peut devenir un acte d’amour. Christian Combaz n’a pas écrit cette préface pour l’honneur : il l’a écrite par nécessité. Parce que l’art de Gabrielle Vincent, en s’inspirant de Brel, dépasse la chanson et rejoint la condition humaine.

Oui, cette préface est la plus belle que j’aie lue. Parce qu’elle est née du refus, de la sincérité et du silence. Parce qu’elle parle de l’art sans en parler. Et surtout, parce qu’elle prouve que, parfois, le plus grand hommage qu’on puisse rendre à un artiste, c’est de se taire un instant avant de le saluer.

Ricardo Tcardo Nicolas
🎧: https://open.spotify.com/intl-fr/track/7wAbY4A7KEPzQQIeUyARbi?si=1562796e48e14a8f

À Sergilles Micial