De la chambre à la frontière : le sextoy devient affaire d’État
Il existe, dans chaque société, des objets dont la signification dépasse de loin leur matérialité. Un simple instrument de cuisine peut se transformer en symbole de convivialité ou de survie ; une musique, en étendard de résistance ; et parfois, un objet intime devient, malgré lui, un terrain de bataille culturelle. C’est le cas des « sextoys », ces accessoires liés à la sexualité, dont la présence ou l’absence révèle souvent le rapport d’un pays à la liberté individuelle, à la morale, à la pudeur et au pouvoir public. Dans de nombreuses nations, leur usage est parfaitement normalisé et relégué à la sphère privée. Pourtant, ailleurs, ils demeurent strictement interdits, voire passibles de sanctions pénales.
Dans plusieurs régions du monde, notamment en Arabie Saoudite, aux Émirats Arabes Unis, en Iran, en Afghanistan, mais aussi en Inde, en Thaïlande, au Vietnam, aux Maldives ou encore dans l’État de l’Alabama aux États-Unis, ces objets sont considérés comme contraires aux « bonnes mœurs » et associés à une forme de déviance morale. L’interdiction se justifie alors par une volonté affirmée de protéger l’ordre social, la pudeur publique ou certaines valeurs religieuses. Les lois de ces pays ne visent pas seulement le commerce ou la distribution de ces objets, mais également leur détention personnelle. Les voyageurs s’exposent à des confiscations, des amendes, voire des poursuites, selon l’interprétation des douaniers et l’intention supposée de l’usager.
En Haïti, cette interdiction n’est pas nouvelle. Elle s’ancre dans le Code des douanes, notamment dans ses articles 42 et 304, qui prohibent l’importation de marchandises jugées contraires aux bonnes mœurs et à la moralité publique. Pendant longtemps, cette disposition est demeurée théorique, peu appliquée, au point qu’un marché informel et discret s’est développé, alimenté par des commandes en ligne, des achats à l’étranger et quelques importateurs entreprenants. De plus en plus de femmes et d’hommes, de tous âges et milieux, ont intégré ces objets dans leur intimité, en silence, comme ailleurs dans le monde. L’usage s’était banalisé sans jamais être véritablement public.
Mais récemment, l’Administration générale des Douanes (AGD) a rappelé l’interdiction en vigueur, lors du lancement de la rubrique institutionnelle « Causerie avec la douane ». La décision a surpris par sa fermeté : faux pénis, vibrateurs et accessoires similaires ne doivent plus entrer sur le territoire ; toute cargaison sera saisie. Ce rappel, selon l’AGD, s’inscrit dans le strict respect de la loi et dans une volonté de réaffirmer des repères moraux face à des pratiques jugées importées et déstabilisantes.
Cette annonce a immédiatement suscité des réactions. Bilolo Kongo, figure spirituelle très écoutée, n’a pas seulement contesté la logique morale de la mesure : il a dénoncé ce qu’il perçoit comme un décalage entre les priorités nationales et les préoccupations administratives. Selon lui, l’énergie de l’État devrait d’abord être mobilisée contre les trafics d’armes, la contrebande frontalière, la circulation d’équipements paramilitaires et l’affaiblissement du contrôle territorial, autant de phénomènes qui alimentent directement l’insécurité et l’effondrement de la vie sociale. « La douane doit s’occuper des armes, pas des objets intimes », a-t-il déclaré, mettant en cause une institution qui, selon lui, se montre sévère avec les petits commerçants tout en demeurant silencieuse face aux réseaux puissants qui dominent l’importation d’équipements dangereux.
Dans la société, les réactions sont partagées. Certains approuvent la stricte application de la loi, estimant qu’une nation ne peut pas se construire sans cadre moral et sans garde-fous éthiques. D’autres y voient une preuve de la difficulté du pays à hiérarchiser ses urgences, une forme de sévérité sélective qui pèse davantage sur les libertés individuelles que sur les sources réelles de déstabilisation collective.
Ce débat révèle une question plus vaste : qu’est-ce qu’une norme morale, et qui la définit ? La loi protège-t-elle la société ou la contrôle-t-elle ? Et, surtout, comment concilier respect des traditions culturelles, autonomie du corps et modernité des pratiques privées ?
En Haïti comme ailleurs, l’interdiction ou l’acceptation des sextoys n’est pas seulement une affaire de douane. C’est une conversation sur la liberté. Une conversation sur ce que l’on accepte que chacun fasse de sa propre vie, de son propre corps, de son propre plaisir. Une conversation, donc, qui ne fait que commencer.









